Interview du président de la Fédération des syndicats d’Ukraine (FPU) Hryhoriy Osovoy
• Comment travaille-t-on au quotidien aujourd’hui en Ukraine ?
L’agression russe a eu des effets dévastateurs pour le marché du travail ukrainien. Selon le ministère de l’Économie au moins 5 millions de personnes ont perdu leur emploi. C’est environ 35% des travailleurs. Plus de 10 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays et 7,2 millions de réfugiés ukrainiens sont allés à l’étranger. La guerre est en train de détruire des emplois en Ukraine, ce qui se traduit par la hausse du chômage.
Dans ces conditions, les employeurs des secteurs public et privé de l’économie continuent de mettre en œuvre des « mesures d’optimisation des coûts », y compris des coûts salariaux, en instaurant notamment des réductions du temps de travail, en recourant aux congés sans solde ou au chômage technique. Malgré l’aide sociale adossée à l’aide internationale reçue par le gouvernement ukrainien et bien que le service militaire soit rémunéré, la réduction des salaires en termes réels (-25% à la fin de 2022 selon le service statistique national) a entraîné une détérioration générale du bien-être des ménages.
Le budget de l’Ukraine pour 2023 prévoit le gel du minimum vital et du salaire minimum, du salaire de base des fonctionnaires, ainsi que la suspension de la loi sur l’indexation des revenus, ce qui entrainera une nouvelle aggravation de la pauvreté, y compris parmi les travailleurs.
Depuis l’invasion russe, la hausse des prix de la plupart des biens et services s’est accélérée, principalement en raison des perturbations des processus de production et de logistique, de la destruction physique des capacités de production et des infrastructures à la suite des hostilités ou de l’occupation de territoires, ainsi que de la hausse de l’inflation mondiale, en particulier en raison des prix élevés de l’énergie. Pour l’année écoulée l’inflation s’est élevée à 22,6%.
En raison de la destruction des actifs des entreprises et de la perturbation des chaînes d’approvisionnement, il faut s’attendre à une augmentation du montant des arriérés de salaires, au non-paiement des arriérés d’avant-guerre et à une hausse de faillites qui laissent les salariés sur le carreau. Dans le même temps, les Ukrainiens ont été forcés de s’adapter aux dures réalités militaires et luttent pour rapprocher la victoire et soutenir l’économie de leur pays. Selon le gouvernement, en 2022 les citoyens et les entreprises ukrainiens ont versé plus de 900 milliards au budget de l’État. Notons également que le montant des impôts payés par les entreprises a été supérieur à 80 milliards de hryvnias par rapport au 2021.
Les gens travaillent dans les conditions où les alertes aériennes sont récurrentes, les frappes de missiles et de drones russes sont régulières. Dans les territoires à proximité de la ligne de front les tirs de missiles et d’artillerie sont presque quotidiens, ce qui obligent les travailleurs à interrompre le travail et à se rendre dans des abris, dont le nombre et l’équipement sont insuffisants. La FPU s’est adressé au ministère de l’Économie en charge des questions de la sécurité au travail, en insistant sur la nécessité de fournir de casques de protection militaires et de gilets pare-balles aux travailleurs des infrastructures critiques.
Le gouvernement a lancé le programme « E-Work », permettant de recevoir des micro-subventions pour démarrer ou développer une activité. l’État a mis en place un système d’aide aux employeurs pour l’emploi de déplacées intérieures qui a déjà été utilisé par 9 000 entrepreneurs. En outre, les chômeurs bénéficient des programmes de formation et sont recrutés dans l’« Armée de reconstruction » pour participer aux travaux d’utilité publique. Les syndicats ukrainiens en coopération avec les employeurs et le gouvernement ukrainien, accordent une grande attention à la préservation du potentiel de production national dans le cadre du régime juridique de la loi martiale. Il fonctionne ainsi le programme gouvernemental de relocalisation des entreprises. 761 entreprises ont déplacé leurs installations de productions de régions où la guerre est active vers des régions plus sûres, 588 (80%) d’entre elles ont déjà relancé leur travail dans leur nouveau lieu d’implantation. Cela permet de préserver le potentiel de production du pays, mais aussi des milliers d’emplois. La plupart des entreprises ont été déplacées vers les régions de Lviv (30% des entreprises délocalisées), Transcarpatie (17%), Tchernivtsi (11%), Ivano-Frankivsk (8%), Khmelnytsky (7%) et Ternopil (7%). Actuellement, 1863 demandes de délocalisation d’entreprises ont été enregistrées, 623 de ces entreprises ont finalement décider de rester en raison de la désoccupation des territoires dans lesquels elles sont situées.
En 2022, dans les conditions de guerre, les exportations de marchandises de l’Ukraine ont diminué de 35%. C’est la métallurgie qui a le plus souffert. Les exportations de minerai d’acier ont diminué de 57,8% pour s’établir à 2,9 milliards de dollars. La raison en est que le transport maritime pour le minerai et d’autres produits industriels est bloqué, et les prix et la demande sont en baisse en raison des craintes de récession mondiale.
Les conséquences de la guerre, le risque de nouvelles attaques terroristes contre les infrastructures essentielles et les délais de leur réparation, la baisse de la production, la baisse des revenus réels de la population ont compliqué l’activité économique et ont miné les attentes des entreprises quel que soit le secteur. Dans ces conditions, les entreprises devraient encore réduire le nombre total d’employés, les attentes sont pessimistes notamment dans le secteur de la construction.
Le système énergétique de l’Ukraine a été soumis à 11 attaques de missiles et 14 attaques de drones. Les dommages causés aux installations de production et aux réseaux de transport d’électricité sont complexes et à grande échelle. Leur rétablissement nécessite beaucoup de ressources et de temps. Les équipes de réparation composées d’ingénieurs en énergie travaillent jour et nuit. Lors de la restauration des lignes électriques détruites dans les territoires libérés, les sapeurs doivent travailler avant les réparateurs, mais la menace de blessures causées par des engins non explosés reste élevée. L’agenda énergétique international doit changer. Il est nécessaire de créer un système de protection contre l’occupation ou la destruction des sites énergétiques, des installations qui fournissent des services vitaux aux citoyens. Une protection efficace des installations énergétiques devrait être un aspect tout aussi important de la transition énergétique que la production sans carbone. Leur protection devrait être garantie par le droit international. Une attaque contre l’énergie devrait déclencher un mécanisme automatique de réponse collective – ce n’est qu’ainsi que nous pourrons tempérer les ardeurs des dictateurs.
• Comment le travail syndical est-il mené pendant cette période?
Avec l’introduction de la loi martiale, la législation nationale dans le domaine de la négociation collective a été modifiée. Ainsi, la loi ukrainienne du 15.03.2022 n°2136 « Sur l’organisation des relations de travail sous la loi martiale » accorde aux employeurs le droit d’initier la suspension de certaines dispositions de la convention collective. Les résolutions du Présidium et du Conseil de la FPU demandent aux organisations membres de poursuivre une coopération constructive dans le cadre du dialogue social à tous les niveaux, surtout localement, pour éviter les actions unilatérales d’employeurs et les suspensions de certaines dispositions de la convention collective. Pour aider les affiliés de la FPU, les documents suivants ont été élaborés : une brochure sur les mesures à prendre lorsque les employeurs appliquent la norme relative à la suspension de certaines dispositions de la convention collective en vertu de la loi martiale ; des recommandations sur les principales tâches de la négociation collective pour 2023. Malheureusement, les données officielles du Service national des statistiques indiquent une diminution du nombre de conventions collectives conclues dès avant la guerre. En 2021, 43 154 conventions collectives ont été conclues, soit 84,4% par rapport à 2020 (51 125 conventions conclues). Dans le même temps, le nombre de salariés couverts par des conventions collectives en 2021 est de 5 064,4 milliers de personnes, soit 94,35% par rapport à 2020.
Selon les affiliés de la FPU, les travaux de révision ou de conclusion des conventions collectives et des accords sectoriels et territoriaux sont, en règle générale, suspendus jusqu’à la fin ou l’abolition de la loi martiale.
Dès les premiers jours de la guerre, la Fédération des syndicats a fourni des locaux à ceux qui avaient besoin d’aide. Les maisons syndicales, les dortoirs des centres éducatifs, les sanatoriums et les institutions sanitaires et touristiques sont devenus des centres de refuge et de transit pour plus de 140 000 de nos concitoyens. Les soldats blessés suivent des programmes de réhabilitation dans nos sanatoriums.
Les portes de 14 sanatoriums, 8 établissements touristiques, des dortoirs des centres éducatifs des syndicats et autres installations sont ouvertes aux déplacées intérieures. Une moyenne de 5 000 personnes y séjournent quotidiennement.
Les installations syndicales où se trouvent les personnes déplacées ne reçoivent pas de soutien de l’État, contrairement aux institutions étatiques ou municipales similaires. Dans de telles circonstances, le soutien humanitaire à la population ukrainienne de la part des syndicats Français est une contribution importante qui aide directement à améliorer les conditions de vie des déplacées intérieures. L’aide fourni est distribuée par le Centre humanitaire de la FPU en fonction des besoins existants et restera à jamais dans le cœur des Ukrainiens.
• Le gouvernement a chargé le ministère de l’Économie d’élaborer un nouveau code du travail. Quel type de dialogue est prévu avec les syndicats?
Selon le plan d’action approuvé par l’ordonnance du Conseil des ministres de l’Ukraine datée du 16 décembre 2022 n°1148-r, le ministère de l’Économie doit élaborer un projet de code du travail d’ici le 1er avril de l’année.
La Fédération des syndicats d’Ukraine a constamment cherché à obtenir une telle décision. Il est très important que l’élaboration d’un acte juridique aussi fondamental soit réalisé avec la participation des syndicats représentant les intérêts des employés et des employeurs qui les embauchent. Il est tout aussi important que des experts ukrainiens, ceux de l’Organisation internationale du Travail et de l’Union européenne y participent pour la mise en œuvre inconditionnelle des normes internationales du travail et des garanties sociales.
• Un convoi humanitaire organisé par Français syndicats arrivera bientôt en Ukraine. Qu’est-ce que vous apporte cette aide ? Est-ce un symbole pour vous ?
L’aide humanitaire des syndicats Français, qui arrivera bientôt en Ukraine, est un élément important de soutien au peuple ukrainien, qui est actuellement confronté aux dures épreuves de la guerre. Elle contribuera à alléger les souffrances de notre peuple.
Cette aide est pour nous un puissant symbole de solidarité. Les syndicats d’Ukraine accueillent toutes les manifestations de solidarité, grâce auxquelles ils réalisent qu’ils ne sont pas seuls et que leurs actions font partie de la lutte commune pour la libération du pays des occupants russes et sont cruciales pour la victoire.
• Souhaitez-vous mettre un accent sur un autre problème ?
Depuis 2001, l’Ukraine a réformé son système d’assurance sociale en s’inspirant de l’expérience européenne et en créant des fonds d’assurance sociale avec gestion paritaire (à l’exception de la Caisse de pension). Cependant, les syndicats sont préoccupés par les processus négatifs qui ont eu lieu ces dernières années dans le domaine de l’assurance sociale. Les fonds d’assurance sociale sont liquidés et la gestion dans ce domaine est confiée au Fonds de pension de l’Ukraine, un organisme d’État. Le dialogue social dans le domaine de l’assurance sociale devient de plus en plus formel. La protection sociale des assurés se détériore – le montant des prestations pour incapacité temporaire a été réduit et la question de l’octroi de jours payés de congés supplémentaires par l’employeur au lieu de prestations d’invalidité temporaire est en cours d’élaboration. Le montant des paiements uniques a été réduit et les conditions de fourniture de services sociaux aux victimes dans les sanatoriums et les centres de villégiature aux frais de l’assurance sociale ont été détériorées, les conditions d’octroi des allocations de chômage ont été détériorées. Une telle attaque progressive et constante des droits des travailleurs peut conduire à la réduction du système de protection sociale. La protection sociale risque de se résumer au maintien du niveau de vie minimal en cas d’accident et à la restriction de cette aide aux seules couches démunies de la population.
Propos recueillis le 12/01/2023
Interview avec Maksim Pazniakou, président du BKDP en exil et
Lizaveta Merliak, responsable international du BKDP en exil
et présidente de l’association Salidarnast qui vient en aide
aux syndicalistes biélorusses réprimés et à leurs familles
Le 26 décembre, la justice biélorusse condamnait Aliaksandr Yarashuk, président du BKDP et membre du CA de l’OIT, Siarhei Antusevich, vice-président du BKPD, et Iryna But-Husaim, salariée du BKDP à des peines de prison de quatre ans, deux ans et dix-huit mois pour «atteinte à l’ordre public ».
• Avez-vous de leurs nouvelles ? Quelle analyse faites-vous de ces condamnations ? Allez-vous faire l’appel ?
Lizaveta Merliak : Nous sommes en contact permanent avec les familles de nos camarades emprisonnés. Les familles ont eu l’occasion d’avoir plusieurs rencontres personnelles avec les détenus avant l’audience. Ainsi, ils ont pu voir de leurs propres yeux des conditions inhumaines dans lesquelles vivent leurs proches en prison. Nous avons également été choqués de voir nos dirigeants menottés derrière les barreaux au tribunal. Personnellement, je n’ai pas pu retenir mes larmes. Il va sans dire que la prison n’est pas un endroit où l’on mérite de se retrouver. Surtout quand on n’est coupable que de l’exercice de son travail syndical.
Le cas de la direction du BKDP n’est pas le seul cas de persécution pour des activités syndicales au Bélarus. Au cours des deux dernières années, des centaines de dirigeants, de militants et de membres des syndicats démocratiques sont passés par les centres de détention provisoires. En outre, des dizaines de dirigeants ont été arrêtés sur la base d’accusations pénales et condamnés pour des années de prison. Au total, trois douzaines de syndicalistes ont été condamnés à 64 ans de prison et 12,5 ans de liberté restreinte. Il convient d’ajouter qu’un procès est en cours contre les militants de « Rabochy Rukh ». Dix activistes risquent d’énormes peines allant jusqu’à 15 ans. Avec de telles actions, le régime se venge des militants du mouvement syndical pour leur participation aux manifestations populaires de 2020. Cependant, il convient de mentionner que ce n’est pas en août 2020 (élections présidentielles frauduleuses qui ont été suivies de manifestations pacifiques populaires massives au Belarus) que la confrontation des travailleurs avec le régime de Loukachenko a commencé. C’est un long combat de plus de 30 ans. Maintenant, nous assistons au point culminant de la réponse de la dictature à la lutte légitime des travailleurs.
Les avocats de la direction du BKDP ont fait appel de la décision du tribunal de Minsk devant la Cour suprême de la République du Bélarus. Les trois accusés comparaîtront à nouveau quand la Cour suprême aura fixé la date de l’audience. Leurs avocats disent que l’audience sera ouverte au public comme l’était déjà l’audience de décembre 2022. Je voudrais mentionner que notre camarade, vice-président de la CSI et président de la Confédération du travail de Russie (KTR) Boris Kravchenko a participé à l’audience d’Aliaksandr Yarashuk et de ses collègues. De plus, Boris était la seule personne qui a paru en tant que témoin au tribunal. Nous espérons que d’autres camarades internationaux essaieront de se rendre à l’audience d’appel à Minsk ou au moins insisteront pour que les représentants de leurs pays – leurs ambassadeurs nationaux au Belarus viennent à l’audience cette fois-ci.
Toute cette affaire ressemble à une énorme gifle au visage du mouvement syndical mondial. Il est incroyable qu’un membre du Conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail, un camarade très respectueux, doive rester en prison pendant quatre ans pour avoir fait son travail syndical. Je comprends qu’il y a d’autres défis importants auxquels les syndicats doivent répondre; mais celui-ci est vraiment exceptionnel. Cette offensive antisyndicale totale est devenue possible en raison de l’implication terrible du gouvernement biélorusse dans la guerre injuste de Poutine en Ukraine. Permettez-moi de vous rappeler que l’attaque contre le mouvement ouvrier démocratique a pris de l’ampleur de façon spectaculaire avec le début de la guerre et avec la position anti-guerre du Congrès biélorusse des syndicats démocratiques.
• Comment fonctionne le BKDP en exil?
Maksim Pazniakou : Après que la Cour suprême a interdit nos activités au Belarus, nous ne pouvons pas exercer pleinement notre activité. Nous ne pouvons pas représenter les intérêts de nos membres dans la négociation collective, auprès des autorités, devant les tribunaux, nous ne pouvons pas influencer les changements politiques, socio-économiques et juridiques au Bélarus. Cependant, nous poursuivons les consultations juridiques, organisationnelles et éducatives pour les travailleurs biélorusses. Nous poursuivons notre travail d’information. Nous continuons également à faire partie du mouvement syndical international. Le plus important est d’obtenir la libération rapide de tous nos camarades de prison. Pour soutenir les syndicalistes réprimés et leurs familles, nous avons créé à Brême, en Allemagne, l’Association « Salidarnast ».
• Quelles sont les conditions de travail au Belarus aujourd’hui ?
Maksim Pazniakou : Au Belarus a été créé et fonctionne avec succès un système d’esclavage moderne. Les travailleurs biélorusses n’ont pas droit à la liberté de réunion, à la liberté d’expression et d’opinion, à la liberté d’association, il n’y a pas de droit de grève. Toute critique des autorités, y compris les publications sur les réseaux sociaux, est jugée inacceptable et engage la responsabilité pénale pour son auteur. En vertu de la législation du travail biélorusse, un employé qui a conclu un contrat avec un employeur pour une certaine période, ne peut prendre l’initiative de démissionner avant la fin de son contrat, sans le consentement de l’employeur. L’employeur a le droit de ne pas prolonger la relation de travail avec l’employé sans en expliquer la raison. Soit dit en passant, plus de 97% des travailleurs sont employé par le biais de tels contrats.
Le travail forcé est également florissant au Belarus, car sur le plan légal le travail est passé de la catégorie des droits à la catégorie du devoir. Cela se manifeste par la coercition des étudiants et des écoliers à des travaux agricoles pendant la période de récolte, forçant les travailleurs à ce qu’on appelle les subbotniks, lorsque les travailleurs sont contraints, sous la menace d’un licenciement, d’aller travailler gratuitement pendant leur jour de congé. Je tiens à attirer l’attention sur l’existence de « dispensaires médicaux du travail » |LTP en biélorusse]. C’est un type d’établissement médical et correctionnel conçu pour ceux qui, par décision de justice, y ont été envoyés pour suivre un traitement obligatoire de toxicomanie et d’alcoolisme. En fait, LTP est un lieu de restriction de liberté, où la principale méthode de traitement est le travail forcé du patient. Il ne reste plus qu’à en fixer officiellement le slogan : « Le travail rend libre ».
Lizaveta Merliak : Pour poursuivre le récit de Maksim sur le travail forcé, il convient de mentionner aux lecteurs de votre journal syndical que, grâce à une enquête des journalistes français et allemands, tout le monde sait désormais qu’IKEA s’approvisionnait en produits du bois au Belarus et que pour sa production on recourait au travail forcé. C’est un scandale, il se pourrait que le travail forcé des prisonniers politiques y ait également été utilisé. En 2021, le BKDP a mené une recherche et publié un rapport analytique sur le recours au travail forcé au Bélarus. Au Bélarus, le travail n’est pas un droit mais une obligation. De plus, le système pénitentiaire utilise le travail comme un outil pour « améliorer, changer les prisonniers pour le mieux, corriger leur comportement ». Alors oui, je suis d’accord avec Maksim que le slogan des nazis sur les portes du camp de concentration d’Auschwitz est très vrai pour le Belarus d’aujourd’hui. Le travail forcé est également utilisé comme instrument d’humiliation ou de punition des prisonniers. La plupart des prisonniers sont obligés de travailler. Quelles que soient leurs compétences, leurs préférences, leurs diplômes – le travail est souvent non qualifié, sale, dans de mauvaises conditions, non protégé (les blessures sont fréquentes en raison d’un manque de protection au travail, par exemple, pas de gants, etc.). Le rapport indique que 50 000 personnes sont soumises au travail forcé au Belarus. Et que l’économie perd jusqu’à 1% de son PIB chaque année à cause du recours au travail forcé : pas de prélèvement de la TVA, pratiquement pas de salaires versés aux personnes exploitées par le travail forcé.
• Quel est votre message aux autres syndicats?
Maksim Pazniakou : Aujourd’hui, me trouvant dans l’émigration forcée, je me demande de plus en plus si nous serons capables de répondre aux défis de notre temps, si nous avons réellement tiré les leçons de l’histoire, si nous sommes dignes de ce rêve d’une société basée sur les principes de justice sociale. Faisons-nous tout notre possible pour y parvenir ? Je n’en suis pas sûr…
Mais j’ai confiance dans nos principes, dans le pouvoir de la solidarité syndicale, dans la pureté de nos pensées et dans l’honnêteté de nos intentions !
Propos recueilli le 13 janvier 2020
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Témoignage d’un syndicaliste russe sur la guerre en Ukraine
L’invasion des troupes russes en Ukraine le 24 février 2022 a marqué une rupture dans la politique extérieure de la Russie et, d’une façon moins spectaculaire, dans sa politique intérieure. Il y a un mot français plus fort, une déchirure – telle on l’a senti dans la conscience des masses en général, en Russie et ailleurs. Et pourtant, un tournant pareil était largement à prévoir, pas forcément dans les formes brutales qu’il a pris, mais la tendance s’était avérée assez nette depuis 2013-2014 et même avant.
En effet, ce tournant, encore pas tout à fait évident pour nombre d’observateurs, a commencé avec l’annexion de la Crimée en février (un mois fatal ?) 2014 en riposte à la révolution de Maidan en Ukraine. Cette action a permis à Poutine de briser définitivement la vague contestataire populaire des années 2011-2013 et, il faut le reconnaitre, lui a assuré le soutien de la majorité de la population russe. Ainsi, le président russe s’est comporté comme un « gendarme de l’Europe » en imitant le Tsar Nicolas I qui avait envoyé ses troupes en Hongrie pour écraser la révolution démocratique de 1848-1849.
Un acte brusque et inattendu ? Non, ses précédents témoignaient de sa prédisposition à recourir à la force dès qu’il considérait que cela était nécessaire. Il faut se souvenir que Poutine a accédé au pouvoir présidentiel pendant la guerre en Tchétchénie (on l’appelle la guerre et personne ne le conteste) qui a duré 7 ans, accompagnée des premières restrictions des libertés civiles en Russie. Il faut se souvenir aussi de « la guerre de 5 jours » contre la Géorgie en août 2008 (encore une guerre). Il faut tenir compte de l’aide accordée pendant ces 8 dernières années par la Russie aux séparatistes prorusses du Donbass, pour maintenir la tension à l’Est de l’Ukraine (ces républiques autoproclamées ont servi de détonateur au conflit actuel).
Pendant cette période, la restriction des libertés en Russie allait en s’accélérant. Des faits isolés qui ont semblé être sans suite, s’enchainaient peu a peu dans un système. Telle la loi sur les agents de l’étranger prise en 2012, complétée et élargie en 2017, 2018, 2020 et récemment durant l’été 2022, permettant de discriminer quiconque touchant de l’argent de l’étranger ou même subir une influence non déterminée du même côté. Elle vise en réalité tout opposant au régime, en premier lieu les médias et les ONG, et porte un caractère ouvertement discriminatoire. Une autre loi a élargi la notion de l’extrémisme qui peut être appliquée à tout un éventail d’actes de protestation et même des opinions, ce qui en a fait un instrument de perfection pour lutter contre l’opposition.
Pourtant, la situation sociale de la population ne s’améliorait pas, au contraire. Les prix ne cessaient pas d’augmenter et le pouvoir d’achat de diminuer. De plus, le régime se bureaucratisait inévitablement, se pétrifiait ; les gens, surtout jeunes, ne voyaient pas de perspectives dans une pareille situation. Le mécontentement social réapparaissait. D’abord il a pris la forme de manifestations contre la corruption organisée par la Fondation de lutte contre la corruption (en 2021 cette organisation animée par Alexei Navalny, a été déclarée extrémiste, ses militants ont dû quitter le pays, son leader, revenu en Russie après avoir été empoisonné, est toujours en prison). Ces actions auxquelles ont participé des dizaines de milliers de personnes, surtout des jeunes, ont eu lieu en 2017-2018 et ont été sévèrement réprimées par la police. Le but de ce mouvement était assez vague, outre la lutte contre la corruption, ses militants ont demandé la démocratisation de la vie politique, les élections justes, la révocabilité des autorités jusqu’au président du pays.
Cette même année 2018, le mouvement contestataire visant non seulement l’équité politique, mais aussi la justice sociale, en a pris le relais. Il a été provoqué par l’augmentation brusque de l’âge de la retraite (jusqu’à 65 ans pour les hommes et 60 ans pour les femmes). Des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue partout dans le pays, les syndicats, notamment la KTR, ont activement participé au mouvement. Mais le but du mouvement n’a pas été atteint bien que la réforme des retraites fût légèrement adoucie.
Il faut noter aussi les manifestations de masse à Moscou en 2019 contre la fraude électorale aux élections municipales quand de nombreux candidats de l’opposition se sont vus interdits d’y participer.
Tous ces processus révélaient une accumulation de mécontentement dans la population et une aspiration à la justice sociale et politique, malgré l’affermissement du pouvoir qui utilisait largement les moyens de coercition. Mais la pandémie du covid a provisoirement fait cesser toute activité de masse, comme d’ailleurs partout dans le monde, et a permis aux autorités de perfectionner les mesures répressives. Tous les rassemblements de masse que les lois restrictives ont rendu difficiles, voire impossibles, même les piquets de grève solitaires (une forme particulièrement humiliante de protestation, mais la seule légale ne demandant pas d’autorisation préalable) ont été défendus sous prétexte de lutte contre la pandémie. Ainsi toute expression politique légale de masses est devenue impossible, qu’il s’agisse des manifestations ou des élections.
La dernière explosion de manifestations de masse avant l’invasion des troupes russes en Ukraine, a eu lieu en janvier-février 2021, en solidarité avec Navalny, jeté en prison après son retour en Russie. Plus de 13 000 personnes ont été arrêtées pendant ces actions ce qui démontre l’ampleur de la répression policière.
Elle a été accompagnée par la restriction de la censure. On a vu que Poutine avait étudié l’histoire notamment celle des tsars russes, Ivan le Terrible ou Nicolas I. Il a même écrit les articles sur la crise précédant la deuxième guerre mondiale. Un intérêt bien louable pour une période extrêmement riche de leçons. Mais quel usage le président a-t-il fait de ses recherches ? En juillet 2021, il a signé une loi interdisant de comparer l’URSS et l’Allemagne nazie. Ainsi, la censure qui sévissant déjà dans la sphère politique, a été introduite dans le domaine des recherches scientifiques.
En 2020 la réforme constitutionnelle a eu lieu préparant de facto cette future guerre et permettant à Poutine de prolonger ses mandats présidentiels.
En juillet 2021, Poutine a publié un article, « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » dans lequel il a dit notamment que l’Ukraine actuelle est « entièrement et complètement le produit de l’époque soviétique ». Un goût simple du chef d’Etat pour l’histoire ? Un fait isolé ? Ou un programme d’actions prochaines, un présage pas très clair de l’avenir ?
Ainsi en Russie, « l’histoire comme champ de bataille » n’est plus une simple expression. Et ce n’est pas par hasard que l’hiver dernier, à la veille de l’invasion en Ukraine, a été liquidé le gardien de la mémoire historique (et le prix Nobel de la paix), la société « Mémorial » qui portait haut le drapeau de défense de la vérité sur l’histoire de notre pays.
Tels étaient les prodromes, l’enchainement logique des évènements qui ont mené au 24 février 2022, la date-clivage qui a partagé notre monde en « avant » et « après ».
En décembre 2021, Poutine avait demandé soudainement à l’OTAN quelques « garanties » de sécurité, notamment le refus d’extension à l’Est, ce que les Etats-Unis et l’OTAN ont considéré irréalisable. Une activité diplomatique fébrile s’ensuivit, mais rares étaient les experts russes et étrangers qui y entrevoyaient une préparation à la guerre et leurs voix résonnaient comme des clameurs dans le désert.
En février, en Biélorussie se sont tenues les manœuvres militaires russo-biélorusses, mais une fois les exercices terminés, les troupes sont restées sur place. Plus que cela, la Russie a concentré un groupe d’armées le long de la frontière ukrainienne. Les tensions se sont aggravées dans les républiques prorusses au Donbass. Mais la grande majorité de la population en Russie et dans le monde entier refusait toujours d’y voir une menace directe à la paix. La guerre en Europe au XXIeme siècle semblait tout à fait impossible …
Le 21 février, les leaders des séparatistes prorusses ont réclamé leur indépendance, ce que Poutine a reconnu le même jour et a signé les accords de l’amitié et de l’aide mutuelle avec ces républiques autoproclamées, accords ratifiés le lendemain par le parlement russe. De plus, le président a prononcé une allocution dans laquelle il a largement développé ses thèses sur l’Ukraine « produit du régime soviétique ». Au Conseil de sécurité russe tous ses membres ont pris la parole pour soutenir Poutine se montrant ainsi ses complices jusqu’au bout, l’un d’eux a même proposé d’annexer purement et simplement les républiques du Donbass. Le 23 février, l’Ukraine inquiète a proclamé l’Etat d’urgence.
Permettez-moi, ici, d’évoquer mes souvenirs personnels. Depuis décembre, je considérais l’invasion de l’Ukraine comme inévitable ou presque et les nouvelles que je suivais, confirmaient cette conviction. Depuis le 19 février, j’ai attendu la guerre du jour au lendemain. Le matin du 24 février, j’étais seule chez moi, je me suis réveillée, angoissée, vers 6 heures du matin, et j’ai regardé les nouvelles dans ma messagerie. J’ai vu une nouvelle allocution de Poutine, les images des villes ukrainiennes bombardées … J’ai écrit un message à mes amis et à mes proches : « ça commence ! ». Mais tous dormaient à cette heure-là. Les photos et les vidéos des villes en flamme s’enchaînaient, remplissaient l’écran de mon portable et mon âme. Et j’ai ressenti un froid immense…
Je ne vais pas raconter les péripéties des opérations militaires, ce n’est pas mon métier et elles sont généralement connues. Je vais me concentrer sur la situation intérieure en Russie.
La réaction de la société civile à l’invasion en Ukraine a été immédiate. A Moscou, dans des dizaines des villes de Russie, la population est descendue dans la rue. Les manifestations spontanées, illégales bien sûr, ont duré plusieurs jours sous le mot d’ordre « Non à la guerre ! » Elles ont été brutalement dispersées par la police, des milliers de personnes ont été arrêtées. De même, il y a eu des piquets de grève, ces actes solitaires de conscience désespérés. Les campagnes de pétitions ont été lancées immédiatement, la pétition principale contre la guerre en Ukraine organisée par Lev Ponomarev et d’autres militants des droits de l’homme, a vite rassemblé plus d’un million de signatures. Il y en a eu d’autres, des savants, des éditeurs, des artistes. Les organisations politiques démocratiques et celles de la société civile ont publié leurs déclarations anti-guerre. Les syndicats libres ne se tenaient pas non plus à l’écart. La KTR, une des premières a publié sa déclaration avec l’appel à la paix. Ses sections, comme les syndicats de professeurs et des universitaires sont allés encore plus loin en condamnant sévèrement le conflit armé. Sous l’impulsion des militants syndicaux russes, le GLI a adopté une déclaration analogue. Il y a eu aussi des actes de protestation moins paisibles, les premiers commissariats militaires ont été incendiés.
Vu cette vague de protestation, le gouvernement a serré la vis. Fin février, ont été interdits et fermés les derniers médias plus au moins indépendants, la chaine de télé « Dojd », la radio « L’Echo de Moscou », puis, peu après le journal « Novaya Gazeta » et d’autres médias électroniques comme le portail des étudiants « Doxa », les sites web « Medouza » « Mediazona » etc. Leurs journalistes ont été obligés de quitter le pays pour reprendre leur travail à l’étranger. Au total, 181 médias ont été interdits. Les autorités ont bloqué les réseaux sociaux étrangers comme Facebook ou Instagram, la tentative d’interdire la messagerie populaire Telegram s’est avérée techniquement impossible. Pour avoir accès aux nouvelles indépendantes en russe, les utilisateurs doivent désormais utiliser les logiciels VPN contre lesquels les autorités combattent sans trop de succès.
En mars, les autorités ont introduit dans les codes administratifs et pénaux un nouvel article « sur le discrédit de l’utilisation des forces armées russes » et « la diffusion de fausses informations sur l’armée » qui défend tout expression antimilitariste. Par exemple, il est interdit de nommer le conflit armé en Ukraine « la guerre », seulement « une opération spéciale », donc le mot d’ordre « Non à la guerre ! » est devenu un crime puni d’amende et de prison. Le signe du pacifisme, le pigeon blanc et d’autres symboles analogues, même le vieux slogan soviétique « La paix dans le monde » ont subi le même sort. Tout cela réveille en mémoire le roman « 1984 » de Georges Orwell. La répression ne s’est pas fait attendre. Au moins 161 poursuites criminelles ont été entamées pour ces « faux » et « discrédits », à peu près 8 000 personnes ont subi la répression. De nombreuses personnes porteuses de ces symboles ont été arrêtées, plusieurs poursuites criminelles ont été entamées. Par exemple, Sacha Skotchilenko, une jeune femme de Saint-Petersbourg, est en prison depuis des mois, pour avoir changé les étiquettes de prix en tracts antimilitaristes dans un supermarché. Elle est menacée d’une peine pouvant aller jusqu’à 7 ans de prison. La police arrête sans pitié les personnes portant des pancartes avec 8 étoiles remplaçant les lettres russes du mot d’ordre « non à la guerre ». Ou, par exemple, cette femme qui a été arrêtée pour avoir lu, place Pouchkine, un poème de Nekrassov (du XIXeme siècle !) contre la guerre en Crimée. Il semble que les autorités se sont spécialement acharnées contre les poètes. Il y a quelques semaines, un groupe de jeunes poètes ayant lu des poèmes antimilitaires devant la statue de Maiakovski, ont été brutalement arrêtés à leurs domiciles ; un d’eux a subi des tortures atroces sous les yeux de sa compagne, elle aussi maltraitée. Cela montre comment le pouvoir presque absolu a peur de la parole libre.
Oui, la parole est devenue criminelle dans la société russe autoritaire tendant au totalitarisme. Alexei Gorinov, un député municipal de Moscou, a été récemment condamné à 7 ans de prison pour sa proposition faite au conseil municipal de commémorer par une minute de silence les enfants assassinés par des bombes en Ukraine. Un autre député municipal, l’homme politique Ilia Yachine attend en prison sa sentence pour avoir diffusé l’information sur le massacre à Boutcha, la banlieue tristement célèbre de Kiev. Un autre politicien opposant Leonid Gozman a passé un mois en prison pour avoir comparé l’URSS et l’Allemagne nazie dans son blog en 2013 (on se souvient que cette loi a été adoptée en 2021, donc on l’a utilisé rétroactivement). Après avoir été relâché, le septuagénaire a réussi à s’évader à l’étranger.
Beaucoup de personnes ont choisi la même voie juste après l’invasion en Ukraine, ne voulant pas se sentir complices de ce qui s’est passé, ayant peur pour leur activité antimilitariste ou ayant peur du conflit armé tout simplement. C’était une première vague d’émigration.
Mais quelques mois après cette invasion, le courant antimilitariste était minoritaire. Il faut reconnaitre que la majorité de la population a soutenu « l’opération spéciale » ou y est restée indifférente. Et il ne faut pas se fier aux sondages officiels, les gens ont souvent peur de dire la vérité sur leurs opinions. Mais la propagande diffusée surtout à la télévision (certaines classes sociales de la population, en province et à la campagne sont privées d’un accès à Internet) s’est démontrée très efficace et quand on justifie l’invasion par « la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine » (je cite les paroles de Poutine) en s’adressant au peuple dont les ancêtres ont combattu l’Allemagne nazie. Cela marche souvent. Et pendant quelques mois « une opération spéciale » s’est déroulée quelque part ailleurs, loin des foyers des gens simples, la tentation était grande de ne rien voir et de ne rien faire.
Pourtant, les conséquences économiques se sont vite fait sentir, à cause des sanctions internationales d’un côté, et de la croissance des dépenses militaires, de l’autre. Une journée de bombardement massif de l’Ukraine coûte – d’après certaines estimations – jusqu’à 900 millions de dollars. On voit ce que cela signifie pour un pays de s’arracher de l’économie globalisée au XXIeme siècle. D’après l’économiste réputée, Natalia Zoubarevitch, la production des automobiles a chuté de 81%, des réfrigérateurs de 47%. Le pouvoir d’achat a chuté de 17% en mai, de 16% en juin, encore de 15% en juillet. Les prix, donc l’inflation, augmentent sans cesse, mais pas les salaires ni les revenus ; la population s’endette. Les marchandises et les marques habituelles ont disparu du marché. Les gens cessent d’acheter les produits qui ne semblent pas être de première nécessité, les vêtements, les livres, les meubles, ce qui bouscule encore la baisse de production. Cela donnera à réfléchir tôt ou tard.
C’est pourquoi les autorités se sont préoccupées de leur justification idéologique. La glorification des militaires russes, les signes Z et V symboles de l’invasion sont collés partout et ne sont pas de nature à calmer les inquiétudes quotidiennes de la population. Donc, depuis septembre, les autorités ont modifié leur discours, maintenant il s’agit de la lutte contre le « satanisme mondial », ni plus, ni moins, représenté par l’Ukraine et les « Anglo-Saxons ».
Le pouvoir a voulu endoctriner les gens dès leur enfance en introduisant dans les écoles, dès la rentrée de septembre, les nouvelles leçons intitulées « Les causeries sur les choses qui comptent » pour imposer la propagande aux plus jeunes. Mais les écoliers, leurs parents et les professeurs étaient loin d’une approbation unanime de cette nouveauté. Les syndicats libres comme « L’enseignant » affilié à la KTR se sont dressés contre. Ils ont expliqué comment éviter cette nouvelle charge. On peut dire qu’ils ont obtenu gain de cause, le « nouveau » programme a été modifié, ces leçons ne sont plus obligatoires. C’est une petite victoire partielle, mais c’est déjà quelque chose.
Il n’est pas juste de prétendre – comme on entend souvent – que les gens en Russie subissent et approuvent la politique du gouvernement, que tous les Russes en portent la responsabilité. Les actions antimilitaristes continuent encore, malgré la pression de l’Etat autoritaire. Les tracts et les graffitis sont omniprésents et apparaissant sur les murs, comme des rubans verts, nouveau symbole de la résistance. Des actions sont également menées soit par des collectivités virtuelles comme La Résistance féministe anti-guerre ou le mouvement « Le printemps » reconnus extrémistes par les autorités, soit par les militants isolés qui agissent à leurs risques et périls. Ce n’est pas de vaines paroles, la prison et la torture pour un tract ou un poème sont une réalité dans notre pays réduit au silence et chacun de ces actes demande du courage. On peut dire que le courage c’est autre chose, que c’est d’être au champ de bataille ou dans les villes bombardées. Mais qui a le droit de juger entre courage et courage ? On se souvient que les premières manifestations contre la guerre en Tchétchénie se sont tenues quelques mois seulement après son commencement, elles avaient été impossibles avant vu l’état d’esprit de la population, même avec beaucoup plus de liberté de parole et de presse. Et, dans votre histoire, vous avez eu l’exemple de la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale qui a pris l’envergure, un an après l’armistice, et même plus tard, en 1941-1942. Oui, il y a eu l’appel du général De Gaulle, le vote des 80 à Vichy et les individus, les petits groupes isolés qui ont diffusé les tracts et les journaux clandestins, qui ont commis les premiers attentats. Mais qui oserait nier leur courage ?
Peut-être que le tournant dans la conscience de masse s’est passé sous nos yeux, même latent. Il est lié à la mobilisation soi-disant partielle décidée par Poutine le 21 septembre face aux difficultés de son « opération spéciale ». Des centaines de milliers d’hommes ont été arrachés à leurs foyers (300 000 d’après les données officielles), même plus selon certaines estimations. Cette décision a donné une nouvelle impulsion aux actions antimilitaristes. Les manifestants sont de nouveau descendus dans la rue à Moscou et ailleurs, des incendies des commissariats militaires se sont multipliés. Beaucoup d’hommes recevant les convocations, ont refusé d’aller servir, se sont cachés ou se sont évadés à l’étranger. La deuxième vague d’émigration, des centaines de milliers d’exilés, sans visas, sans moyens, faisant de longues queues à la frontière, menacés d’être renvoyés au pays par les gardes-frontières. Leurs familles saisies d’angoisse mortelle. L’économie privée de la main-d’œuvre. Les conséquences économiques de la mobilisation sont à attendre, mais déjà certaines entreprises se sont vidées, les spécialistes qualifiés vont contribuer à la croissance économique des pays voisins. Pour subvenir aux besoins de l’armée, on utilise déjà le travail des enfants qui cousent les cagoules et d’autres choses pour les soldats. Les groupes de juristes et de militants qui se prénomme « Filez dans la forêt » (une expression russe à double sens, cela veut dire aussi « fichez-nous la paix ») ont aidé les hommes à échapper à la mobilisation. Les syndicats se sont engagés pour défendre leurs membres, leur action touchant de près la défense des droits de l’homme en général. En s’élevant contre la mobilisation des scientifiques, les leaders du syndicat « Solidarité universitaire » ont déclaré : « N’importe quel citoyen de notre pays porte en lui les générations qui lui succéderont, il incarne la production des biens, des services, des investissements dans l’économie. Les scientifiques sont porteurs de contribution potentiellement inestimable pour l’avenir … pour le progrès de toute l’humanité. Nous tenons à défendre ce potentiel intellectuel important, c’est notre devoir devant notre pays et son peuple ».
Pour parer au mécontentement grandissant, à la fin octobre, Poutine et son ministre de la Défense ont proclamé la mobilisation terminée, mais le décret officiel n’est pas paru (et peut- être ne le sera-t-il pas).
Il est difficile aujourd’hui de faire des pronostics. Le destin semble balancer bien que l’issue finale ne laisse pas de doutes. Je ne tire pas de conclusions, elles seraient superflues. Cette histoire n’est pas finie.
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